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Auteur : Lina Alami
Pour une Responsabilité Digitale : révolution digitale, innovation et progrès (introduction)
Introduction du livre » innovation & progrès I Pour une Responsabilité Digitale «
L’innovation contemporaine est intensive, celle du digital exponentielle et désormais indissociable de la révolution qu’elle entraîne. Révolution que l’on appelle digitale certes, mais dont on ne parvient pas à nommer la société qu’elle crée : société de la connaissance, de l’intelligence collective, société de réseaux, de partage ou de l’ouverture au monde disent certains. Société de l’utile, de l’incertitude, de l’immédiateté, de l’homogénéisation, de la financiarisation et de l’économie d’opinion disent d’autres. La complexité de la Révolution Digitale est d’être, non pas l’un ou l’autre de ces points de vue, mais ce tout à la fois.
Un tout à la fois qui trace néanmoins deux grands mouvements contraires : l’un que l’on pourrait nommer ‘ouverture et coopération’ dont le wiki et l’open source pourraient être les emblèmes et l’autre ‘enfermeture et calcul’. Une sorte de dictature par l’analyse de données rendue possible par l’informatique (code en base binaire et algorithme) et démesurément amplifiée par la capacité d’internet (pas uniquement le web) à capter des données mais aussi produire des traces à analyser. Tyrannie renforcée par ailleurs par la complexité et l’ubiquité des technologies digitales qui se sont invitées partout dans notre quotidienneté, dans celle de l’entreprise, des sociétés et de la planète en s’immisçant dans les sciences pures ou humaines, de gestion, technologiques ou biologiques.
Il n’y aurait en soit, aucune problématique à poser si aucun dommage collatéral n’était déjà à constater tant au niveau des individus, des entreprises, des sociétés ou encore des écosystèmes naturels.
Or, les fragilités psychiques s’exacerbent, que ce soit dans le cercle de la vie privée, sociale ou professionnelle (FOMO, Burn-Out…) et les disparités sociales grandissent (depuis 1980, 1% des plus riches ont capté près d’un tiers de la croissance mondiale*) pendant que les GAFA tiennent la tête du classement des capitalisations boursières.
Quant à l’équilibre des (éco)systèmes naturels, leur fragilité s’accroit. De toute évidence, si l’on parle de l’empreinte carbone¨ et de l’altération de la biocapacité de la terre (non le cloud n’est pas un nuage ! Il a besoin de câbles sous-marins, d’énergie, de fermes de serveurs). La nature est également ébranlée si l’on évoque les conséquences non maîtrisées de la transformation du vivant à travers les NBIC qui croisent l’Informatique avec les
Nanotechnologies (l’infiniment petit), les Biotechnologies (manipulation végétale, animale, humaine) et les sciences Cognitives (technologies de l’intelligence) : puce RFID implantée sous la peau de salariés Belges et Suédois**, viande artificielle à partir de cellules souches, moustiques génétiquement modifiés et lâchés dans la nature, modification du génome d’embryons humains viables.
Pour que l’on s’entende, et afin que mes propos ne soient pas détournés de leur intention : je ne suis pas hostile au digital. Pas plus à l’innovation, c’est mon métier.
Je pense qu’une technologie n’est ni bonne, ni mauvaise en soit. Il s’agit d’une connaissance, elle ne peut être immorale. En revanche, je pense que l’application des sciences et des technologies ne peut s’autoriser à être amorale.
Je crois que les technologies de la Révolution Digitale portent en elles de prodigieux progrès mais également des risques sérieux, qu’elles ouvrent des possibles exploratoires fantastiques mais aussi des dérives destructrices.
Je pense par ailleurs, comme Eloïse Szmatula et Mélanie Marcel*, à qui j’emprunte cette citation, qu’ »il faut dépasser l’idée qu’il n’existe qu’un chemin technologique et que nous pouvons soit avancer sur celui-ci soit faire marche arrière. »
Enfin, je pense que nous devons prendre conscience de l’ambivalence de cette révolution parce que l’abondance et la profondeur des champs investis par le digital, et surtout ce en quoi la technique numérique agit et comment elle agit, promet une transformation des individus et de la société d’une rapidité et d’une ampleur inédites et à laquelle nous ne (nous) sommes pas préparés.
Dominique Boullier¨ dans son livre Sociologie du numérique** fait, lui, état d’une « technologie numérique (qui) par son soucis d’attacher tous les paramètres d’un environnement donné, génère une complexité qui aboutit à une absence de maîtrise. (…) En ça, elle se différencie des autres technologies modernes, technologies de maîtrise et de détachement. »
Pour ces raisons, la Révolution Digitale doit se doter d’une Responsabilité Digitale à l’instar d’une Responsabilité Sociétale des Entreprises et réintégrer le progrès à la définition de l’innovation.
En effet, à l’heure où l’innovation constitue une évidente performance des entreprises qui la portent avec sens, elle s’avère néanmoins souvent,
n’être plus qu’une course effrénée vers plus de disruption et d’originalité, oubliant qu’en plus d’être nouveauté pour le marché, l’innovation doit être un progrès pour l’humanité.
Progrès qui s’entend comme une évolution dans la direction d’une amélioration, une transformation de la Société vers plus de bonheur.
Nous pourrions être tentés de vouloir redéfinir la notion du bonheur, je préfère sur ce point faire confiance à la philosophie et nous attacher ici à faire progresser les prérequis indispensables à celui-ci.
LA RESPONSABILITÉ SOCIÉTALE : UNE ÉTHIQUE POUR LE PROGRÈS
Ré-integrer de la sorte le progrès à la définition de l’innovation l’inscrit aujourd’hui explicitement dans les valeurs du Développement Durable définies par le Pacte Mondial des Nations Unies ratifié en juillet 2000 et portées pour leur mise en œuvre par la Responsabilité Sociétale et la RSE. La notion de Développement Durable ne se réduisant pas au volet écologique. D’une part, elle renvoie plus largement à un développement qui « répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs »* et d’autre part, elle s’inscrit comme une réponse éthique à la mondialisation en considérant l’intrication des sphères économique, sociétale et environnementale.
Il ne s’agit pas nécessairement de diriger l’innovation digitale vers l’un des 17 objectifs(page 44) promus par le Développement Durable. Toutes les entreprises ne peuvent pas avoir ces objectifs en mission. Il s’agit en revanche de ne pas aller à leur encontre. Par ailleurs, nous devons considérer la Responsabilité Sociétale et ses 10 principes directeurs(page 45) comme un cadre d’éthique universelle qui doit au minimum être respecté dès lors que l’on souhaite inscrire dans le progrès la Révolution Digitale et les pratiques des entreprises, qu’elles en soient actrices ou usagères.
En effet, comment peut-on envisager qu’une nouveauté constitue un progrès si elle bafoue d’une façon ou d’une autre la déclaration des Droits de l’Homme de 1948, la Déclaration de Rio de 1992 ou encore les conventions fondamentales de la Déclaration de l’Organisation Internationale du Travail de 1998 ? Ce sont bien ces textes qui fondent les trois piliers de la RSE. Ils mettent tous au centre des écosystèmes auxquels ils font référence les conditions de la progression du bien-être humain.
VERS UNE RESPONSABILITÉ DIGITALE
On pourrait considérer utopique une Responsabilité Digitale des Entreprises s’inscrivant dans la droite ligne de la Responsabilité Sociétale des Entreprises. On le peut, si on exclut les prémices du réveil des consciences.
Alertes émanant des figures de la Révolution Digitale comme Elon Musk, Bill Gates,¨ Eric Schmidt, ou encore Stephen Hawking qui, lui, s’inquiète d’un « développement d’une intelligence artificielle complète (qui) pourrait mettre fin à la race humaine. »*
Alerte de la CNIL également qui, dans un rapport de décembre 2017 sur Les enjeux éthiques des algorithmes et de l’intelligence artificielle, propose quelques principes de régulation des algorithmes comme la loyauté, la vigilance et la transparence.
Mais il est nécessaire d’élargir le cercle de cette prise de conscience, à tous, usagers et acteurs, parties prenantes.
Pour cela, il faut rendre intelligible cette Révolution Digitale qui se cache. Sans cet éclairage, aucun choix ni aucune action de Responsabilité Digitale ne peut s’engager. Or, il est urgent d’agir. Non pas par de vains impératifs catégoriques qui obligent et contraignent, mais bel et bien par une éthique universelle qui fait appel à nos humanités¨ et au progrès, car de toute évidence nous ne pouvons, à ce stade de la révolution et de nos connaissances, maîtriser la digitalisation.
UNE RÉVOLUTION DIGITALE SINGULIÈREMENT UBIQUITAIRE
Tous les secteurs d’activités sont concernés que ce soit dans leur organisation ou dans leurs offres. Le digital est partout, dans chaque recoin de notre quotidien et dans chacune de nos activités personnelles ou collectives, privées, professionnelles ou sociales…
Pour rendre compte de la singularité de la Révolution Digitale, Dominique Boullier fait référence à un numérique qui a ceci de particulier : il est pervasif. « Tout peut être affecté par le numérique et potentiellement les tendances lourdes comme les signaux faibles peuvent s’en trouver amplifiés (mais) si les tendances sont reproduites et amplifiées, elles ne le sont pas toutes de la même façon parce que le numérique possède des qualités propres qui le rendent capable de nous faire agir autrement. » *
En ceci, nous pouvons entendre deux choses :
- La digitalisation a des effets pernicieux sur l’Homme et la Société dont il faut d’autant plus se préoccuper qu’ils sont difficilement appréhendables.
- Le spectre sans limite des technologies digitales associé à son immatérialité et son ubiquité rend une connaissance pleine et maîtrisée de la digitalisation tout simplement impossible.
Un simple exemple : IA, Bots, RFID, Blockchain, Machine Learning, pour n’en citer que quelques-unes, sont des technologies qui investissent déjà notre réalité. Quel commun des mortels en connaît, ne serait-ce, que leur définition ? Et quel scientifique peut se targuer d’en connaître tous les secrets ?
Les savoirs associés sont si prolifiques qu’ils sont absolument éparpillés, et l’innovation est si intensive qu’à ce stade de l’Histoire, personne n’est en capacité d’en maîtriser tous les aspects, ni tous leurs possibles usages, pas plus tous leurs intérêts ou leurs risques sur la Société et l’Homme.
A cette complexité scientifique des technologies digitales, ajoutons-y l’hégémonie des
gouvernances qui régissent le cybermonde et le manque de transparence des technologies d’infrastructure d’internet …root-server.net ¨, cela vous dit quelque chose ? Et pourtant, c’est la clé de la porte d’entrée du web.
Attachons-y également les standards de fait imposés par les GAFAM¨¨ mais aussi par ceux qui ordonnent notre vie tout en demeurant discrets, comme par exemple les progiciels de gestion d’entreprises, et qui pourtant nous aliènent tout autant par la méconnaissance que nous en avons.
POUR UNE HUMANITÉ EN PROGRÈS
Dans cette situation, pour que la ‘digitalisation du Monde’ constitue un progrès, parce qu’il s’agit bien de cela, nous devons apprendre à être vigilants en questionnant les effets des applications des technologies digitales avant de les exploiter (principe de précaution).
Nous devons au minimum agir pour réparer ou prévenir toute répétition de scénario dès lors que nous en constatons des conséquences inopportunes (principe de réparation).
Et en tout état de cause, nous devons chercher à apprendre, informer et rendre intelligible (principe de transparence) ce qui se joue derrière les applications de la digitalisation afin que tous -individus, citoyens, chefs d’entreprises, salariés- puissent agir en responsabilité d’une humanité en progrès. C’est-à-dire en conscience de l’éthique universelle mais aussi en conscience de son éthique personnelle, qu’elle se rapproche de celle du Don de Bergson, de l’Utilitarisme de Bentham ou encore de celle de la Vertu ou du Devoir.
Lina Alami
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